LA LÉGENDE D’ODETTE ET SALVIEN
Rapportée par André Dhotel dans son livre »Lointaines Ardennes ».
«Au début du XIXe siècle, un voyageur avait eu l’audacieuse curiosité de visiter le château croulant. Il avait parcouru les salles désertes, s’était aventuré sur les dalles d’un escalier, puis dans un long corridor, qu’il trouva fermé par une porte massive. Le voyageur s’avisa de forcer la porte, dont le verrou rouillé, qui s’était soudé à la pierre, céda sous ses efforts. Il pénétra ainsi dans une salle ronde qu’éclairait une seule fenêtre basse défendue par des barreaux. Aussitôt il aperçut le long du mur un squelette effondré dont la tète et le bras droit reposaient sur l’appui de la fenêtre. Tout à coté, sur la pierre, un graffiti : « Adieu, Odette ! 5 mai 1795. Salvien. »
Salvien habitait avec sa famille une maison voisine de celle des parents d’Odette. Tout jeunes encore, Salvien et Odette s’étaient épris d’une amitié qui devint amour passionné. Personne qui ne s’attendit à voir célébrer leur mariage.
Cependant, Salvien n’avait ni la rudesse ni la force d’un cultivateur. Il employait beaucoup de temps à la lecture et s’intéressait à la campagne sauvage dont il aimait étudier et cueillir les fleurs. Il ne devait pas manquer d’explorer le château solitaire, ou il découvrit des salles fabuleuses. Il partageait avec Odette toutes ses pensées, lui enseignant les noms des plantes et lui décrivant les merveilleux détours du château.
Il arriva simplement qu’avant qu’on eut décidé d’unir les deux amoureux le fils d’un fermier du nom de Terreau demanda la jeune fille en mariage. Le fermier était riche, ayant acheté naguère à bas prix de nombreuses terres seigneuriales. Le nouveau prétendant, solide et travailleur, pouvait offrir à Odette un avenir heureux, tandis que Salvien apparaissait fragile et peu fait pour assurer la subsistance d’un ménage. Si Odette restait fidèle à son amour, elle n’en fut pas moins obligée par ses parents de consentir à un mariage qui lui promettait une fortune inespérée.
Les deux amants séparés par ce que nous appelons les nécessités de la vie n’en restèrent pas moins voués à un attachement que rien ne pouvait rompre. Ils ne cessèrent pas de se voir en secret. Pour que personne ne les surprit, Salvien entrait dans le château et se postait à la fenêtre basse de la salle ronde. Odette venait lui parler au-dehors, à travers les barreaux, ils étaient assurés en leur impossible amour d’une solitude et d’une confiance absolues.
Cependant, Pierre Terreau, le fiancé officiel, qui n’obtenait jamais de la jeune fille le moindre aimable accueil, redouta une tromperie. Animé par une cruelle jalousie, il osa suivre un jour Salvien jusque dans le château. Il parvint ainsi sur le seuil de la salle ronde et il assista à l’entrevue de Salvien et d’Odette qui à son habitude était venue se présenter de l’autre coté des barreaux de la fenêtre.
Pierre Terreau pensa étrangler Salvien, mais, s’étant ravisé, il se contenta de refermer derrière lui la porte massive en poussant l’énorme verrou qu’aucun homme n’aurait pu forcer, et, bien sur, jamais le rêveur et fragile Salvien.
On ne revit plus Salvien. Odette, plus que jamais surveillée, n’eut pas la possibilité de se rendre au château. On crut que l’ancien fiancé s’était éloigné, dès lors qu’il devait renoncer à tout espoir et le mariage de Pierre Terreau et d’Odette fut bientôt célébré. La cérémonie était à peine terminée que Terreau eut la cruauté d’emmener la jeune mariée au château, afin qu’elle sut que son ancien amour n’avait plus aucune raison d’être.
Ce fut ainsi qu’Odette put revoir le jeune Salvien mort et défiguré qui s’accoudait encore à la fenêtre. Et ce fut ainsi qu’elle éprouva un désespoir tel qu’on dut aussitôt l’aliter et qu’on la vit mourir.
Mais l’histoire n’était pas finie. Pierre Terreau, l’insensible paysan, n’oubliait pas le malheur qui l’avait frappé lui-même et dont il était la cause. Au cours des jours, il ne put se garder d’aller roder aux environs du château et un beau soir, après bien des mois, il s’avança jusqu’à la fenêtre basse. Il aperçut la silhouette de Salvien mort toujours accoudé sur l’appui. Et soudain, y eut-il l’éclair d’un orage, ou fut-ce une illusion étrange? Il aperçut dans le visage décharné deux yeux de feu qui le fixaient. Le lendemain, le corps de Pierre Terreau fut retrouvé sans vie le long d’un talus. »